Huit heures du soir. Ren soupira une énième fois en constatant que la trotteuse de sa montre n’avait avancé que de quelques millimètres depuis qu’il l’avait regardé pour la dernière fois, quelques secondes seulement auparavant. Gamin déjà, il était impatient (et surtout nerveux) à l’idée de sortir de chez lui, quelle qu’en soit la raison. Dans le temps, c’était l’école qui l’effrayait le plus. Aujourd’hui ? C’était la vie en elle-même. Poser un pied en dehors de chez lui était quelque chose d’horrible pour le jeune étudiant en photographie qu’il était et se résumait la plupart du temps à de la torture sous toutes ses formes. Ne supportant plus ce mal-être quotidien, il avait suivi les conseils de sa mère (ou plutôt n’avait pas eu le choix) et s’était rendu chez un spécialiste (ou psychologue) dans le but de retrouver une vie à peu près normale. Il avait une petite quinzaine d’années lorsqu’il commença les séances et espérait au plus profond de lui que tout rentrerait dans l’ordre en deux ou trois rendez-vous. Tu parles.. Aujourd'hui majeur, il était toujours aussi mal dans sa peau et enchainait les rencontres avec son psy. Merci maman~

Huit heures cinq. S’en était trop. Il s’empara de sa veste qu’il passa sur le champ et enfila une paire de gants en cuir qu’il avait pour habitude de porter (presque) H24. L’hiver était froid et le soleil était couché depuis deux bonnes heures maintenant. Dehors, la température frôlait les moins dix degrés, une aubaine pour Ren qui pourrait se couvrir à tel point qu’on ne le distinguerait presque plus à travers la nuit. Alors, vérifiant une dernière fois que la porte était bien fermée, il sorti, se cacha sous son bonnet et une paire de lunettes noires, et prit la direction du métro. Ce soir, il irait certainement au cinéma. Une salle non loin de chez lui rediffusait l’un de ses films préférés, l’assurance de passer une bonne soirée, du moins jusqu’à ce que tout dérape.. « Pas de séance pour ce soir, monsieur » lança froidement un type à l’entrée du cinéma. « Vous vous foutez de moi ? » rétorqua Ren en sortant une pub qu’on avait déposé dans sa boîte quelques jours auparavant. Il jeta un rapide coup d’œil dessus et, sûr de lui, il l’approcha dangereusement du visage du vieil homme, « Et la séance de 21h45, j’ai pas rêvé quand même ? C’est écrit noir sur blanc ! Filez moi ma place maintenant ! » Choqué, l'employé prit le nippon par le col et le mit dehors sans que ce dernier ne cherche à se défendre. « Comptez sur moi pour vous faire de la pub ! » hurla le japonais en faisant une boule du prospectus qu'il envoya sur la façade de l'établissement. Le vieux répliqua presque immédiatement et lui envoya en guise de punition un « Et ne t'avise plus jamais de remettre les pieds ici ! Petit con ! » auquel Ren ne prêta même pas attention. Ah ça, c'était sûr qu'il ne reviendrait certainement pas, à moins d'être accompagné d'un baril d'essence et d'un briquet.

Agacé, il rejoignit la bouche de métro la plus proche, n’ayant qu’une idée en tête : rentrer chez lui et se coucher aussitôt pour oublier cette vie décidemment horrible. Dans l’obscurité, il ne distingua malheureusement pas le poteau (très mal placé, il fallait l’avouer) qui trônait là, inutile au beau milieu du trottoir et le prit entre les deux jambes. Paralysé par la douleur, il en oublia de lever le pied pour gravir le second trottoir où il trébucha. A bout, il marmonna un « Putain de Corée.. » et se releva non sans difficulté. Cerise sur le gâteau, les trains de nuits étaient rares, et le prochain était annoncé pour la demi-heure suivante. Il en profita donc pour s’asseoir et regarder l’étendue de sa blessure qui, heureusement, n’était que superficielle. Vingt-sept minutes plus tard exactement, le train arrivait (enfin) à quai, ne prenant pas plus de quatre passagers à son bord, lui compris. Se tenant fermement à la barre en métal, il ne lâcha pas ses pieds des yeux une seule seconde jusqu’au premier arrêt. Là, il releva la tête et constata qu’ils n’étaient plus que deux à l’intérieur du wagon. Un blondinet à la silhouette plutôt fine et au visage enfantin était toujours là, assis, et l'observait avec insistance. Gêné, Ren le fusilla des yeux et lui demanda sur un ton désinvolte : « Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça ? T’as jamais vu un japonais ? (...) Bon, tu vas.. » A peine eut-il le temps de finir sa phrase que le train s'arrêta dans une violente secousse. Prit de panique, il colla son visage à la fenêtre et ne vit rien d'autre que le noir qui envahissait le tunnel où ils étaient désormais bloqués. « Alors ça, c'est le gros lot ! » il se tourna vers le jeune coréen, planta son regard dans le sien et soupira, priant pour que le train redémarre et qu'il puisse enfin retrouver son petit confort.

Daddy ▬ Fais-donc une balade en métro. Ce soir je reviendrai, c'est promis. Je t'ai laissé l'argent sur la table. Avec une carte cette fois. Il t'emmènera partout où tu veux, donc. »

Il hocha lentement de la tête, même s'il savait parfaitement que son père, à l'autre bout du fil, ne voyait certainement pas le geste. De toute façon... il avait raccroché avant même qu'il n'ait le temps d'acquiescer. Il resta donc un moment, comme ça, à fixer d'un regard vide le fond de la pièce, le combiné toujours collé à son oreille tandis que le « bip » sonore l'agaçait un peu plus chaque fois qu'il retentissait. Le même refrain - toujours le même refrain. Il soupira. Puis, finalement, il raccrocha le dit combiné, se calant contre le canapé. Finalement, ça n'avait peut-être pas été une si bonne idée que ça, que de venir à Séoul pour participer à ce foutu projet - cette étude, ou peu importe ce que c'était. Il n'avait pratiquement pas croisé son père, ni sa soeur d'ailleurs, trop occupée par les études de son côté. Et Yun, quant à lui, il était probablement occupé à... soit éviter le beau jeune homme qu'il avait croisé au cours de sa jeunesse. Ouais. Vraiment génial comme vie, surtout qu'il n'y avait pas moyen de sortir dehors sans se faire bousculer, se faire regarder de travers, se faire traiter d'idiot, de tête en l'air, ou tout simplement se paumer dans un coin perdu de Séoul pas très accueillant et plutôt louche. Sans parler de ces sales hypocrites, profiteurs qui traînaient à tous les coins de rues et qui n'attendaient que ça : une victime assez généreuse. Il ferma les yeux un instant et réfléchit. Son père avait au moins eut la gentillesse de lui faire un double des clés, histoire d'éviter les bonnes emmerdes qu'il s'était déjà attiré une ou deux fois. Dormir devant la porte, ce n'était pas très reposant. Il se leva enfin au bout de quelques longues minutes de réflexion. Puis il attrapa le double des clés, une veste bien chaude, l'argent qui traînait sur la table et finalement, la carte. C'était ridicule. Il n'allait certainement pas l'utiliser, mais il l'enfouit quand même bien au fond de sa poche avant de sortir, enfonçant un bonnet noir contre sa tête.

Froid. Bien sûr qu'il faisait froid, et, d'ailleurs, le bout de son nez commençait à rougir un peu trop et, malgré le bonnet, ses oreilles commençaient à faire mal. Sans parler de ses doigts qui, eux, n'étaient pas du tout couverts. En même temps, fallait le voir, il n'avait que la peau sur les os et ça n'aidait pas forcément. Bientôt, il descendait rapidement les escaliers menant au métro, payant son ticket. Il faisait déjà beaucoup plus chaud en bas et ça soulageait. Il prit le temps de se réchauffer quelques secondes, doutant de l'efficacité de ses jambes pour se rendre jusqu'au dit train qui n'arrivait de toute façon que dans une dizaine de minutes. Lorsqu'il arriva enfin à ce dernier, il ne se doutait pas du tout qu'il y passerait sa journée entière. Parce que, quand il se disait qu'il débarquerait à cet arrêt, eh bah finalement non, il restait dans le train. C'était la même chose à celui d'après, et l'autre aussi, et finalement... ça ne terminait plus. Hm. Prenait-il goût à se retrouver dans ce magnifique train souterrain qui passait tous les genres de gens possibles ? Ça l'amusait. Et il rencontrait des gens soit étranges, soit sympathiques... soit tout simplement - mystérieux. Neutres. Chez lui, pas de métro. Pas comme s'il y avait besoin d'avoir un métro sur une petite île comme celle d'où il venait. L'heure avait avancé, et la dernière personne qu'il rencontra au final ne fut rien de tout ça. Sauf, peut-être, étrange. Étrange, mais dans un autre sens. Juste que cette personne sortait de l'ordinaire, dans tous les cas, et il n'avait jamais vu ce « genre » là de personne nulle part. Certainement pas à Jeju. Hm. Oui, il relatait tout à Jeju. Stop, Bo. Et il fixait, il fixait... sans remarquer le train qui se vidait et qui ne laissait plus que les deux, ni même que l'autre ne l'avait remarqué entre temps. Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça ? T’as jamais vu un japonais ? Il sursauta et leva la tête, son regard se posant directement vers celui de l'inconnu. Uh ?! Ah, un japonais. N'y avait-il pas toujours eut cette sorte de guerre entre ces deux pays ? Pas qu'il n'y fasse vraiment attention, non, pas du tout. Il resta tout de même silencieux, surpris. D'ailleurs, cette surprise se lisait sur tout son visage. Et il était muet. Complètement muet. Un long frisson, désagréable, avait couru le long de sa nuque. Bon, tu vas...

Le train s'arrêta dans une violente secousse, projetant le blond au sol - son coeur sauta un bond, tapant avec force. Puis rien, plus un bruit, le silence total. La panne. Il leva la tête pour observer l'autre qui se dirigeait vers la fenêtre la plus proche, ses mains se posant au sol. Il grimaça. Aouch. Décidément... les malheurs lui étaient tous destinés. La panne, forcément, lui avait fait oublier le ton qu'avait employé l'autre. Alors ça, c'est le gros lot ! Mais cette voix lui rappela bien rapidement ce dernier, et il pinça les lèvres, se redressant soudainement, hésitant. Un grand froid le traversa lorsqu'il reposa son regard vers lui. Muet, toujours muet. Ses yeux devenaient ronds comme des billes et lui, il avait l'air d'un idiot. Un con. Parce qu'il ne savait plus quoi dire et qu'il ne savait réellement pas comment réagir. Dans tous les cas, l'autre était de mauvais poil et ce n'était pas en continuant de le fixer de la sorte qu'il améliorerait son cas. Il inclina lentement la tête en signe de pardon, ses mains se joignant dans son dos.


« Pardon, ce n'était pas. Je ne me doutais même pas que vous étiez. Je n'ai rien contre les japonais, je vous assure. » Il ravala sa salive et se tût à nouveau. Puis un long silence, lourd, vint s'installer entre les deux. Quel imbécile quand même. Il soupira pour ensuite se tourner vers la fenêtre, d'où il s'approcha, fronçant les sourcils, tentant de percer la pénombre. Digne d'un film d'horreur. Il était coincé avec un gars qui ne semblait pas du tout l'apprécier dès le départ et tout ça dans un tunnel, sous la terre, dans un train de métro en panne. Sombre. Sa langue claqua contre son palais et son regard se posa contre le reflet du jeune homme. « Ça... arrive souvent que ce machin tombe en panne ? C'est long avant qu'il ne fonctionne à nouveau ? Uh... est-ce qu'il y a une sortie de secours ou un truc comme ça ? ..... on est vraiment seuls ? » ... trop de questions.

« Ça... arrive souvent que ce machin tombe en panne ? C'est long avant qu'il ne fonctionne à nouveau ? Uh... est-ce qu'il y a une sortie de secours ou un truc comme ça ? ..... on est vraiment seuls ? » Tant de questions en un laps de temps si court, le gamin en était presque essoufflé. « C'est la première fois que tu prends le métro toi, je me trompe ? » Ren l'observa longuement des pieds à la tête et secoua la tête positivement. Le blond avait tout l'air d'un gosse de riche. Plutôt bien habillé, l'air sûr de lui et surtout, orgueilleux, il était le type même du bobo qu'on remarque à des kilomètres. Le japonais se permit un rire, consterné face à la panique de son cadet, et jeta aussitôt un regard furtif autour de lui avant de reprendre : « Y a pas un chat, et si tu veux mon avis, on est coincé là pour un bout de temps.. » Pourtant, s'il en riait, le nippon était loin de trouver la situation amusante. D'ailleurs, il trouvait même ça plutôt embarrassant. Coincé là, sous terre, dans un train fantôme désormais plongé dans le noir et avec pour seule compagnie un blondinet maigrichon, autrement dit la joie suprême~

« Ren, il faudrait que tu songes à sourire de temps en temps. Enfin regarde toi.. Tes vêtements, ton allure, et puis ton regard là. Comment veux-tu que les gens ne prennent pas peur en te voyant pour la première fois ? » Ce discours, Ren l’avait entendu des dizaines de fois lorsqu’il vivait encore chez sa mère. Lui s’en foutait et refusait de changer quoi que ce soit dans son attitude. S’il était narcissique ? Aha, la bonne blague ! Non, il était juste humain, et comme tout bon humain, il voulait rester celui qu’il était tout en tâchant de ne pas passer pour une bête de foire. Aujourd’hui, les gens se faisaient plus discrets, sans doute avaient-ils peur que la bête leur saute dessus pour les manger tout cru. Pitoyable, n'est-ce pas ? Dans le fond, il était loin d'être un type méchant, il était juste différent, et ça ne semblait pas être du goût de tout le monde..

« Moi c’est Ren, ça veut dire lotus en japonais. Et toi, c’est quoi ton nom ? » Si ça l’intéressait vraiment ? Oui et non. Lorsqu’il rencontrait des inconnus, il se contentait la plupart du temps de donner une poignée de main aux les hommes et de claquer deux bises sur les joues des femmes. Après avoir échangé les formules de politesse habituelles, il se mettait généralement dans un coin et se faisait rapidement oublié. Mais aujourd’hui c’était différent, et s’il ne voulait pas mourir d’ennui, mieux valait alimenter la conversation. Il s’assit donc sur un siège non loin du gamin et pris une grande bouffée d’air. « On devrait peut-être éviter de respirer à plein poumons, on risquerait d’éliminer le peu d’air qu’il nous reste » proposa-t-il, inquiet. Un lourd silence s’installa aussitôt dans le wagon. Ren, fidèle à lui-même, se mit alors à imaginer toutes les solutions possibles pour se sortir de là. Dans un premier temps, il aurait pu forcer les portes et s'enfuir en courant, risquant de se prendre un mur en pleine face (noir oblige). Dans un second temps, il aurait aussi bien pu rester là, à décrocher les quelques chewing-gum que les derniers passagers avaient collés sous les sièges et à les mâcher histoire d'alimenter son corps en sucre. Mais le nippon avait déjà bien assez de soucis comme ça pour se coltiner en plus les microbes de Séouliens inconnus. Il envisagea donc d'arrêter de penser et enfouie sa tête entre ses mains tout en râlant : « Je ne tiens vraiment pas à mourir aussi bêtement.. » A bout de nerf, il ôta ses lunettes pour se frotter les yeux quand il senti ses mains trembler. Ses lunettes tombèrent au sol et ses yeux se perdirent dans le vide. Enfant, il avait une peur bleue de la mort, et l'âge n'avait rien arrangé.

J'ai plus tardé que prévu, je m'en excuse encore, ça n'arrivera plus éè